Aaliyah, le retour d’un fantôme - Le Temps (2024)

Peu avant 19h, le 25août 2001, un petit avion décolle de Marsh Harbour, dans l’archipel des Bahamas. Quelques instants plus tard, à 60m de la piste, il s’écrase et prend feu, ne laissant aucune chance au pilote et à ses huit passagers. Parmi eux, une chanteuse américaine de 22ans, prodige du R’n’B et phénomène international: Aaliyah. «La plus noble», «la sublime» selon l’étymologie arabe – un prénom comme un présage pour celle qui s’est muée, après sa mort, en icône totale. Fantôme sublime et insaisissable.

Qui resurgit dans l’actualité vingt ans plus tard. Outre l’anniversaire d’un dimanche noir, la date marque son entrée sur la scène… digitale. Chose rare à l’ère numérique, le catalogue d’Aaliyah était (en grande partie) absent des plateformes de streaming. Il s’y invite enfin – à commencer par son album phare, One in a million. Mis en ligne vendredi dernier, il cumule déjà 16millions d’écoutes sur Spotify. Un événement qui pose question – pourquoi avoir attendu si longtemps? – et rappelle le poids du mythe Aaliyah, nimbé de scandale et de mystères.

Mariage illégal

Poursaisir cette aura magnétique, remonter à l’origine: New York en 1979. Là où vient au monde Aaliyah Dana Haughton, dans une famille qui la prédestinait pour ainsi dire à une carrière de pop star. Sa mère est chanteuse; son oncle, Barry Hanckerson, avocat spécialisé dans le divertissem*nt, fondateur du label Blackground Records et époux de la reine de la soul, Gladys Knight.

C’est en suivantla diva d’Atlanta en tournée qu’Aaliyah trouve sa voix. Celle avec laquelle elle interprète le classique de jazzMy Funny Valentinesur un plateau TV en 1989 a déjà le falsetto velouté et assuré. Sous son brushing de grande fille, Aaliyah n’a que 10ans. Elle ne sera guère plus âgée lorsque son oncle, flairant le potentiel, la signe chez Blackground. Et lui présente un jeune artiste qu’on s’arrache et qui deviendra son mentor… R.Kelly.

S’amorce le premier chapitre sombre de l’histoire d’Aaliyah, remis en lumière cet été durant le procès de R. Kelly, accusé de multiples abus sexuels au fil de sa carrière. C’est lui qui, en 1994, composait et produisait le premier album de l’adolescente, AgeAin’t Nothing but a Number («l’âge n’est qu’un chiffre»). Un titre évocateur pour une relation douteuse, qui culminera par leur mariage alors que la chanteuse n’a que 15ans – ses papiers d’identité ont été falsifiés pour contourner l’illégalité.

Lire aussi: R.Kelly dépeint en «prédateur» sexuel au premier jour de son procès

Très vite, la famille demande l’annulation de l’union et coupe les ponts avec R. Kelly. Mais s’il semble clair aujourd’hui qu’Aaliyah compte parmi les victimes d’un manipulateur, et qu’à l’époque l’opinion publique distribue les blâmes. Malgré un premier disque à succès, combinant le génie R’n’B de R. Kelly et le flow feutré d’Aaliyah, «sa réputation a plongé. Plus personne ne voulait collaborer avec elle, se souvient Tim Footman, journaliste britannique et auteur de la biographieAaliyah (2003). C’est incroyable qu’elle s’en soit sortie, elle était tellement jeune.»

Maturité en baskets

L’épisode aura un avantage: précipiter l’arrivée de deux nouveaux producteurs, encore méconnus, Timbaland et Missy Elliott. Ensemble, ils explorent des sonorités nouvelles, hybrides, redéfinissant les frontières du genre. «Le résultat est une combinaison du timbre traditionnellement R’n’B d’Aaliyah et d’arrangements électroniques et saccadés, avant-gardistes, presque orientaux, détaille Tim Footman. On retrouvera ce mélange dans les premiers morceaux de Beyoncé, chez Rihanna ou même Amy Winehouse.»

Une production résolument urbaine et douce-amère, «totalement en phase avec la jeunesse d’alors, confirme Hubert Macard, chroniqueur français spécialiste de R’n’B. Là est la force d’Aaliyah: sa musique est faite pour traverser les époques.»

Sorti en 1996, One in a Millions’écoule à 16millions d’exemplaires. Cette recette doit aussi son succès au personnage captivant d’Aaliyah. Une maturité confiante et sophistiquée, bien dans ses baskets, ses baggys et ses crop tops noirs (toujours noirs), une longue mèche lui barrant le regard. «Avec son look à la fois tomboy et féminin, elle plaisait autant aux filles qui voulaient être son amie qu’aux garçons», relève Hubert Macard.

Et aux caméras. La chanteuse amorce en parallèle une carrière hollywoodienne, à l’affiche de films grand public dont elle interprète la B.O. – avant sa mort, Aaliyah avait même tourné des scènes de Matrix Reloaded. «Elle était une artiste totale, qui savait prendre la lumière même si elle a étonnamment donné très peu de concerts, note Tim Footman. Quand on pense aux shows d’icônes pop actuelles comme Ariana Grande, on se dit qu’Aaliyah aurait pu faire quelque chose d’aussi extraordinaire. Ou peut-être se serait-elle concentrée sur le cinéma, à la manière de Will Smith? Qui sait ce qu’elle aurait pu devenir…»

Adieux de papier

Le crash fait voler ces possibles en éclats, alors qu’Aaliyah vient tout juste de publier son troisième album. Acclamé par la critique, il peine pourtant à décoller. «Le premier single, qui présente une version plus sombre et plus sexy d’Aaliyah, marche mal, note Hubert Macard. Son oncle veut un nouveau clip pour relancer les ventes.» C’est à la fin dudit tournage que survient l’accident – l’enquête conclura à une surcharge de l’appareil et décèlera chez le pilote des traces d’alcool et de cocaïne.

Le drame est international. Près de 1000 personnes, dont Mike Tyson ou Jay-Z, assistent aux funérailles. Dans la rue, les fans griffonnent leurs adieux sur les affiches de promotion de l’album dont les ventes prennent immédiatement l’ascenseur. «Jusqu’aux attentats du 11-Septembre, quelques semaines plus tard, nuance Tim Footman. Dès lors, les gens ne parlent plus que de ça et veulent écouter des choses anciennes et rassurantes.» Le monde, sous le choc, détourne les yeux d’Aaliyah.

Aaliyah, le retour d’un fantôme - Le Temps (1)

Pas pour longtemps. Considérée comme pionnière, l’œuvre de la «Princesse du R’n’B» sera largement saluée à la faveur de compilations et de nominations posthumes aux Grammys. Mais ratera complètement le tournant du XXIesiècle.

Famille déchirée

Les raisons de cette anomalie (de Sinatra à Janis Joplin, les artistes décédés sont nombreux à vivre en ligne) restent nébuleuses. La plus largement admise veut que Barry Hanckerson, terrassé par le chagrin et s’estimant responsable de la mort de sa nièce, ait peu à peu lâché les rênes de Blackground, faisant peu de cas de l’arrivée du streaming. Et laissant les artistes du label sur le carreau, captifs de ce no man’s land.

Parmi eux, Timbaland ou la chanteuse JoJo, qui finira par réenregistrer ses albums pour les rendre accessibles. Ceux d’Aaliyah, eux, resteront dans les limbes. A l’exception dupremier, dont les redevances reviendraient à R. Kelly en tant que producteur-compositeur – et que les fans scandalisés finiront par boycotter.

Mais l’histoire est aussi celle d’une famille déchirée. «Des tensions sont apparues entre Barry Hanckerson et la succession d’Aaliyah, représentée par sa mère et son frère», détaille Tim Footman. Au fil des années, sous la pression des fans, plusieurs tentatives de digitalisation sont amorcées mais toutes échouent. Si Hanckerson affirme que c’est la famille qui refuse de raviver la douleur du deuil, cette dernière rétorque que ses mains sont liées par le label. «Personne ne connaît le fond du problème. Sûrement une question d’argent», soupçonne Tim Footman.

Au hasard d’une play-list

Une hache jamais enterrée. Lorsque Hanckerson, 73ans, annonce cet été qu’il s’associe au jeune label Empire pour sortir des tiroirs l’entier de son catalogue, la famille dénonce sur les réseaux «une initiative sans scrupule», «sans aucune transparence ou comptes rendus à la succession».

Mais cette fois, la machine est lancée. Après One in a Million, tous les albums (y compris les best-of) d’Aaliyah seront mis en ligne par ordre chronologique d’ici à l’automne. Une bataille qui en aurait presque éclipsé la principale intéressée, pour Tim Footman. «Ce n’est presque plus d’Aaliyah qu’il s’agit, mais d’une industrie qui cherche à tout prix à exploiter ses artistes, qu’ils soient vivants ou morts.»

La bonne nouvelle, elle, est du côté des fans de la première heure, comme des jeunes générations qui découvriront une artiste majeure au hasard de play-lists. «Ça tombe bien, le R’n’B est revenu à la mode ces dernières années, se réjouit Hubert Macard. C’est une bonne chose pour la culture, et la mémoire d’Aaliyah. Pour que sa musique ne soit pas perdue.»

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Author: Dean Jakubowski Ret

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